Monday, August 13, 2007

De l'état actuel de la danse, par Arthur Saint-Léon (I)



DE L'ETAT ACTUEL DE LA DANSEpar A.M. SAINT-LEONPremier Maître de Ballet de l'Opéra de ParisProfesseur de l'Ecole de PerfectionnementLisbonne - Typographie du ProgressoAvril 1856Arthur Saint-Léon dans Le Lutin de la Vallée, gravure de Faivre (1853)1ère PARTIE:Des privilèges des théâtres de danse à ParisParis, la ville par excellence des beaux-arts et surtout de l'art dramatique, compte actuellement 17 principaux théâtres, qui jouent: le grand opéra, l'opéra italien, l'opéra comique, la tragédie, la comédie, le drame, le vaudeville et la féerie.Si l'on ajoute à ce nombre, les cirques, les théâtres de la banlieue, divers petits théâtres sans spécialité, on arrive à un total de 24 salles de spectacle; cela représente une moyenne de six théâtres pour chaque genre.A une époque où le public sent si vivement le besoin de distraction et de diversité dans les distractions, ne serait-ce pas aussi utile qu'avantageux de varier les éléments d'exploitation dans le genre adopté par chaque théâtre, et d'éviter ainsi la trop grande concurrence en stimulant la curiosité publique? Ce stimulant, cette diversité, on la trouverait facilement, croyons-nous, dans le ballet; et cependant, Paris, le berceau de la danse, art qui emprunte tous ses charmes au bon goût, à l'esprit, à la grâce, au physique; Paris où l'on rencontre plus que partout ailleurs la réunion de ces qualités, refuse à la danse, cette branche si importante des beaux-arts, les moyens de se produire ou de se perfectionner par la rivalité, et sur ces 24 théâtres, un seul, le Grand-Opéra, possède un ballet régulier.Un privilège pour ce genre est bien accordé à la Porte Saint Martin, mais ce théâtre se contente d'en jouir tacitement sans l'exploiter, ou du moins ne l'exploite que rarement et toujours accessoirement. C'est en vain que quelques directeurs ont sollicité un privilège de ballet dans la véritable acception du mot, la seule concession faite jusqu'à ce jour, c'est l'autorisation d'introduire dans les ouvrages représentés un divertissement, spectacle chorégraphique stérile, dénué d'intérêt, monotone et qui est à la danse ce que le concert est à l'opéra, et Dieu nous préserve du concert; parfois encore, on accorde l'adjonction à la pièce d'un ou deux personnages dansants, mais toutes ces concessions, difficiles à arracher sont loin de pouvoir être considérées comme une protection accordée à la danse.Pourquoi donc cet ostracisme chorégraphique?Pourquoi donc ce mépris inconcevable? La Porte Saint Martin a-t-elle donc oublié les recettes formidables et durables que lui rapportaient il y a 25 ou 30 ans les ballets de Dauberval, Henri, Blache, etc.Ce théâtre ne se souvient-il plus d'avoir été jadis la riche pépinière où le Grand-Opéra même choisissait à coup sûr et de visu d'excellents sujets, qu'il est aujourd'hui réduit à engager sur la foi des on dit et de soumettre à une épreuve douteuse? Enfin le ballet ne s'adresse-t-il donc pas à toutes les classes de la société, n'est-il donc pas aussi bien compris par la généralité du public que par celui de l'Académie Impériale? A cette dernière question nous croyons pouvoir répondre affirmativement et victorieusement en rappelant à nos lecteurs avec quel religieux silence le ballet est écouté; et cette observation, on a pu la faire non seulement en France mais à l'étranger, où le murmure incessant des conversations particulières cesse seulement à l'air de bravoure de la prima donna ou du ténor, ou pendant la danse.Si de Paris nous jetons les yeux sur les théâtres de province, le mal qui ressort de l'état actuel de la danse dans la capitale s'y fait aussi vivement sentir.Toutes nos grandes villes possèdent, ou plutôt possédaient un corps de ballet; aujourd'hui, ce corps devient presque inutile et tend à se réduire presque partout, au grand détriment de l'art et des artistes: ici ce n'est plus qu'un simple divertissement, là moins encore, un couple ou deux de danseurs. Cette réduction forcée, cette décadence si différente de la grandeur passée du ballet à Bordeaux, Lyon, Marseille, provient évidemment de la pénurie des ballets représentés à Paris et du genre de ceux que l'on y joue.Les théâtres de province limités dans leur budget, ne peuvent pas, comme l'Académie Impériale, faire de grandes dépenses; et l'on conviendra avec nous que le plus grand mérite des ballets modernes est la mise en scène, la pompe, les décors, les costumes. Quant à leur valeur chorégraphique, ils sont loin de valoir, Giselle, La Sylphide, Gypsy, la Fille Mal Gardée, le Diable à Quatre et tant d'autres; il a donc fallu relever la monotonie de ces pantomimes par un luxe immense, qui ne peut compenser la pauvreté intrinsèque du ballet et n'est point à la portée des directeurs de province; nous admettons que le cadre est indispensable au tableau, mais il faut le tableau , et par conséquent le peintre. Il résulte de ce qui précède, que la province ne peut que rarement reproduire les ballets nouveaux de l'Académie Impériale. Peut-être trouverait-elle à s'alimenter s'il existait à Paris un ou deux théâtres où la danse fut sérieusement représentée, mais l'arrêt fatal a été prononcé sur les privilèges du ballet.Admettons maintenant que le budget de quelques villes de province permette de représenter les ballets de l'Académie Impériale; l'élément est insuffisant, puisque c'est à grand peine qu'à ce théâtre on représente un ballet par an, et cela n'est pas suffisant pour satisfaire les exigences d'un public de province qui ne se renouvelle pas.Les directeurs de province se trouvent donc dans l'obligation d'avoir recours à des créations locales d'un mérite douteux, qui peuvent augmenter leur répertoire mais l'enrichissent rarement. Il ne faut donc pas s'étonner de l'état dans lequel se trouvent sous le rapport de la danse la plupart de nos grandes villes et de l'abstinence chorégraphique des autres.Revenons à Paris; un seul théâtre, nous l'avons dit, jouit et exploite sérieusement le privilège de la danse, l'Académie Impériale; or, ne peut-il pas arriver que le goût, l'antipathie, ou ce qui s'est vu, l'absolutisme d'un directeur, mû par des motifs étrangers à l'art, influent sur les plaisirs du public en le privant soit d'un genre, soit d'un artiste, qu'on ne lui aura pas permis d'apprécier.On a si bien reconnu la possibilité d'un abus pour le genre Opéra-Comique, que malgré les réclamations des intéressés, un nouveau privilège a été accordé et s'exploite aujourd'hui sous le nom de théâtre lyrique, seul refuge des auteurs et artistes qui ne pouvaient trouver asile à la Salle Favart. Pourquoi donc refuser d'étendre cette protection à la danse, illustrée en France par les noms de Noverre, Dauberval, Vestris (fils), Paul, Aumer, Albert, Perrot, Mmes Sallé, Guimard, Chameroy, Montessu et tant d'autres? Cela ne pourrait en rien nuire aux deux privilèges existants, puisque l'Académie Impériale n'est plus une entreprise particulière et que la Porte Saint Martin n'use pas de son droit.Cette mesure serait à la fois philartistique et agréable au public. Ajoutons à la considération qu'en raison du proverbe si vrai surtout pour la France: "nul n'est prophète en son pays", l'artiste étranger trouve bien plus de facilité à se faire admettre que l'artiste national, qu'il est recherché et à juste titre s'il a du mérite, mais qu'en définitive, il occupe une place que l'insuffisance actuelle des artistes français ne peut lui disputer. Or, c'est précisément à cette insuffisance, causée surtout par l'impossibilité de se produire autre part qu'à l'Opéra, que nous cherchons un remède.Autrefois, les théâtres étrangers s'arrachaient les danseurs français; en Italie, la "coppia francese" était de nécessité absolue; les temps sont changés! et c'est nous aujourd'hui qui payons à prix d'or les danseuses étrangères. La raison de ce chassé-croisé, assez humiliant pour notre amour-propre national, est tout entière, il faut bien le dire, dans notre infériorité, et cette infériorité repose en grande partie sur les observations qui précèdent et aussi sur des raisons artistiques qui trouveront place dans la société de notre article.Nous pensons donc et peut-être le lecteur sera-t-il de notre avis, qu'aucune considération sérieuse ne devrait s'opposer à l'extension des privilèges de danse, que sans nuire à ceux existant, les théâtres y trouveraient une source de recettes nouvelles et fécondes, les artistes de la danse un nouveau stimulant, les maîtres de ballet le moyen de faire, comme les compositeurs de musique, apprécier leurs oeuvres à Paris, seule ville qui donne la réputation.Puissent les véritables amis des beaux arts, et ceux auxquels il est donné de les protéger, entendre notre voix, et nous verrons bientôt ces privilèges indispensables, et peut-être même le Théâtre Chorégraphique.A suivre...2ème PARTIE: Des Conservatoires de Danse

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